Déjà 30 ans que « Turrican » a déferlé sur C64 mais surtout sur Amiga marquant durablement les esprits. Les possesseurs Amiga se souviennent avec nostalgie de ce hit de Rainbow Arts développé dans sa version 16 bits par Factor 5. Imaginé par Manfred Trenz et mis en musique par l'illustre Chris Huelsbeck, le jeu est un formidable pied de nez aux nombreux jeux qui déferlaient sur les consoles japonaises, et que les joueurs de ST/Amiga regardaient passer l'air béant en acquiesçant les claques qui s'enchainaient des conversions ratées que nous abreuvaient les éditeurs peu regardant. Le succès fut tel que des adaptations sur les consoles japonaises ont vu le jour, la boucle était bouclé et « Turrican » était entré dans la légende.
C'est le futur, et l'humanité s'est répandue dans l'espace. Face à une entité maléfique à trois têtes qui a colonisé Alterran, le Morgul, la science a créé sous la forme d'une combinaison, un exosquelette hautement blindé et fortement armé, le joueur doit entrer dans le royaume de Morgul qui s'étend sur cinq mondes distincts. Chaque monde est composé de plusieurs niveaux, grouillant d'ennemis et d'unités défensives qu'il faudra vaindre pour tenter d'atteindre sa forteresse et détruire les trois faces de MORGUL.
Après tout ce temps Turrican fait encore parler de lui, incroyable ! Mais pas tant que cela quand on y regarde de plus près. En 1990, même si les ordinateurs 16 bits Amiga et Atari ST étaient parmi les ordinateurs familiaux les plus puissants et chers, du marché, parfois face aux jeux sur consoles ils ne pouvaient rivaliser avec un bon Megaman ou encore un Contra. Une multitude de raison à cela, aucunement lié aux capacités des machines mais plus pécuniaire qu'on pourrait résumer à vite sortie vite encaisser. Mais heureusement les choses vont changer, et pour cela il faudra se tourner d'abord outre-Rhin.
Turrican a été imaginé par Manfred Trenz, un graphiste, programmeur et game designer entré chez Rainbow Arts en 1987. Il avait déjà développé « Great Giana Sisters » sur C64, un clone de Super Mario Bros que l'éditeur avait été contraint de retirer de la vente suite aux poursuites engagées par la firme nippone. L'idée de Turrican lui est venu en 1989, influencé par le jeu d'arcade Psycho-Nics Oscar (1988) de Data East, ainsi que par Metroid (1986) comme le confie le fondateur de Factor 5 dans une interview dans Amiga Future :
Tout comme l'idée de « Katakis » est venue d'Irem via R-Type, « Turrican » était également très "inspiré". En 1988, tout le monde à Rainbow Arts avait joué à « Super Mario Bros » et Metroid sur la Nintendo NES. Rainbow Arts a ensuite cloné sans pitié Super Mario avec « Great Giana Sisters », tandis que « Turrican » est très proche de « Metroid ». La deuxième grande influence sur Turrican était la borne d'arcade de Data East "Psycho-Nick's Oscar" - d'où de nombreuses armes, arrière-plans et le personnage principal.
Julian Eggebrecht, co-fondateur de Factor 5
Dans une interview parue dans le Joystick, le concepteur indique que le choix du titre est finalement le résultat d'un simple sondage.
J'ai fait une liste avec tous les noms que j'ai pu trouver, et j'ai demandé à au moins un millier de personnes de donner leur préféré. C'est Turrican qui s'est avéré le meilleur - ce qui tombe bien, parce que c'était aussi mon préféré aussi.
Manfred Trenz, créateur de Turrican
Nous on dit OUFFF !! on a échappé au titre Hurricane, un temps envisagé par Rainbow Arts. Quand à l'origine du mot Turrican, il semble qu'il provienne de l'annuaire téléphonique de Düsseldorf, plus précisément d'un italien nommé "Turricano", ça ne s'invente pas !
Les graphismes ont été aussi conçus par Manfred Trenz, qui a également codé la version C64. Cependant très vite il est apparu que le très populaire C64 était en perte de vitesse, il fallait donc cherchait d'autres plateformes où le transposer. Factor 5, un studio proche de Rainbow Arts, est associé au développement des versions 16 bits, notamment le producteur Julian Eggebretch et le programmeur principal, Holger Schmidt.
La première version qui a été lancée était la version C64 et tout le jeu était basé sur cette version. Personne ne pensait qu'une version Amiga fluide serait possible - aucun jeu n'avait réussi un scrolling fluide dans toutes les directions. Mais le C64 commençait à perdre de sa popularité en Europe. Ainsi, l'Amiga était notre plate-forme principale, Rainbow Arts avait l'idée folle que Manfred ferait la version Amiga. Manfred n'avait jamais programmé sur l'Amiga, qui avait une architecture complètement différente du C64. Nous savions tous que Manfred pouvait le faire, car il s'était un informaticien de génie, mais cela prendrait beaucoup trop de long, et les versions Amiga et C64 devaient nécessairement sortir en même temps.
Julian Eggebrecht, co-fondateur de Factor 5
Quand la société Factor 5 se lance dans le projet le jeu est déjà développé à 75% sur C64. Une conversion rapide est impensable et c'est là que Factor 5 rentre en jeu. Cofondée par cinq anciens employés de Rainbow Arts en 1987 et basée à Cologne en Allemagne, Factor 5 n'est pas très connue lorsqu'elle se lance dans la conversion 16 bits de « Turrican ». En 1988, son shoot'em up « Katakis » plutôt réussi est retiré de la vente en raison de la similitude évidente avec le hit arcade d'Irem « R-Type ». Activision alors détenteur des droits en Europe les menaces d'une action en justice s'il n'accepte pas un contrat pour effectuer la conversion officielle de « R-Type » sur Amiga ! Selon Julian Eggebrecht, c'était parce que "Activision ne pouvait trouver aucun programmeur", mais l'opportunité était là. Quand à « Katakis » il ressort remanié en 1989 sous le nom « Denaris ».
Turrican C64 a été écrit à l'origine en asm pour le processseur MOS 6502. Le code n'était pas transposable en l'état pour le Motorola 68000 de l'Amiga. Turrican C64 fait la part belle au scrolling multidirectionnel, cela tombe bien car Factor 5 s'était déjà frotté à ce type de scrolling sur Amiga. Julian prend alors contact avec Holger Schmidt, et lui demande s'il peut venir à Cologne pour travailler sur le portage Amiga de Turrican. Achim Moller de Factor 5 est également de la partie pour aider à la programmation.
L'équipe ainsi formée spécifiquement pour cette conversion, décident de repartir de zéro, en traitant Turrican comme un jeu original Amiga. Le personnage est redessiné (il y a une capture d'écran du personnage rejeté au dos de la boîte d'origine allemande Turrican), les commandes et la jouabilité sont refait aussi pour utiliser au mieux les spécificités de l'Amiga devenant ainsi un exemple de fluidité de mouvement multidirectionnel.
Le travail en commune entre Manfred qui s'occupait de la version C64 et Holger celle Amiga, a conduit l'équipe à développer une rivalité amicale.
Holger s'est assis, il regarda le jeu et il joua, puis l'a réécrit à partir de zéro. Mais bien sûr, il avait Manfred juste là, donc s'il avait une question, il obtenait une réponse de suite. Holger faisait des choses sur l'Amiga qui déclenchait chez Manfred des phrases comme, 'Ah, je peux faire ça sur le C64, je vais vous montrer !'
Julian Eggebrecht, co-fondateur de Factor 5
En janvier 1990, après deux mois de développement, la version Amiga de Holger avait rattrapé celle de Manfred.
La dernière pièce du puzzle est la bande musicale de « Turrican », mémorable, époustouflante et qui a participé en grande partie au succès du jeu. Reconnue pour être une des meilleures bandes musicales ayant été composées sur Amiga, au même titre que l'avait été celle de David Whittaker avec « Shadow Of The Beast ».
Evidemment tout le monde sait qu'on la doit à l'illustre Chris Huelsbeck, clairement l'un des meilleurs compositeurs de musiques de jeux vidéo. Il avait composé l'année précédente celle de « R-Type » sur Amiga mais avec celle de « Turrican », il passe sur le devant de la scène. L'année suivante il composera la bande son du shoot'em up Apidya pour Kaiko, une société proche de Factor 5.
Composé sous le format propriétaire TFMX avec l'utilitaire TFMX SoundTool qu'il a développé en 1989 avec Peter Thierolf (le programmeur d'Apidya) pour Demonware, ce format lui permettait de jouer simultanément 7 voix au lieu des 4 voix habituelles de l'Amiga. Julian se souvient que Chris était un travailleur nocturne.
Il se levait vers 18 heures, puis travaillait jusqu'à cinq heures du matin. Et nous avons toujours travaillé jusqu'à minuit de toute façon le côté développement du jeu, donc vers 18 heures, quand Chris se levait, je traînais toujours avec lui dans son atelier pendant qu'il bricolait avec différentes bandes sonores. J'ai dit : « Pouvons-nous avoir un morceau de musique par niveau? » Et il a dit: « Vous êtes fou, cela ferait 20 morceaux de musique! » Et j'ai dit, «Oui, mais nous voulons faire le plus grand jeu d'action » , et il m'a répondu « Alors faisons-le » .
Julian Eggebrecht, co-fondateur de Factor 5
Chris avait commencé à travailler en freelance pour Rainbow Arts quand il était encore à l'école dans les années 80, puis les a rejoints finalement en tant que compositeur interne. Lorsqu'il a été question de créer la musique de « Turrican », huelsbeck été fortement influencé par des jeux japonais et certaines de leur composition musicale.
à cette époque, j'étais très conscient de l'importance des compositeurs japonais et de la qualité de leur musique. J'ai vraiment aimé le caractère ludique et les mélodies mémorables. C'était le genre de chose qui me parlait, parce que c'était mon aspiration: trouver des mélodies vraiment mémorables.
Chris Huelsbeck, Musicien de Turrican
Chris envisage la bande originale de « Turrican » comme de la musique rock mélangé à des sons de synthétiseur.
Je voulais une musique relativement rythmée, nous avons donc opté pour un rock beat, qui était plus rapide que le trucs habituels, donc plus comme 150 à 180 battements par minute. Et cela lui a donné ce rythme que vous ressentez pendant le jeu.
Chris Huelsbeck, Musicien de Turrican
Il a fallu que Chris trouve des astuces afin de gagner un peu de mémoire pour faire tourner le jeu et ses échantillon sonores
Mettre des échantillons de voix était extrêmement difficile. Nous avons fait des fragments, puis les avons reconstitués avec mon langage de programmation sonore. J'avais un système où chaque note ou effet sonore déclenchait en fait un petit script - je les appelais des «macros sonores». Et ils m'ont permis de faire des choses comme splitter des voix. Ainsi, par exemple, pour "Power Up" et "1-Up", le "Up" serait un échantillon séparé, puis nous le réutiliserions. C'était une façon de combiner des échantillons pour maintenir un espace mémoire plus faible.
Chris Huelsbeck, Musicien de Turrican
En ce qui concerne la voix d'intro et la légende que cela serait sa propre voix, voici sa réponse :
Je sais que j'ai fait cette voix d'intro de « Turrican ». Je ne le savais pas jusqu'à il y a quelques mois, lorsque Julian m'a rappelé que j'avais enregistré ça moi-même!
Chris Huelsbeck, Musicien de Turrican
La bande-son de Turrican a même eu l'honneur d'être édité sur CD, une rareté dans les années 90. Chris publie un album intitulé « Shades » en 1991, avec de la musique de Turrican et plusieurs autres jeux sur lesquels il avait travaillé, et ce fut un énorme succès commercial - même s'il a été snobé par les disquaires.
Il n'y avait aucun intérêt de la part de l'industrie du disque. Mais nous n'en avions même pas vraiment besoin, car nous avions des relations avec un magazine de jeux vidéo qui voulait le vendre pour nous. Donc, dès le départ, nous avons eu une commande de 3 000 exemplaires par le biais du magazine.
Chris Huelsbeck, Musicien de Turrican
Chris a également pris un stand au salon Amiga à Cologne pour vendre des CD.
Nous avons tout vendu dès le deuxième jour, nous n'avions pas apporté assez copies. Alors nous avons dû prendre des précommandes et en fabriquer plus.
Chris Huelsbeck, Musicien de Turrican
Au final l'album « Shades » se vendra à environ 12 000 exemplaires, et il a été suivi d'une sortie complète de la bande originale de Turrican en 1993.
La version C64 de Turrican manquait notoirement de musiques. Les raisons à cela sont diverses mais Huelsbeck donne quelques pistes.
Lorsque Manfred a travaillé sur la version C64, il ne lui restait plus beaucoup de temps machine, car il poussait vraiment le Commodore 64 à sa limite absolue. De plus, j'étais déjà passé à l'Amiga, donc je n'étais pas aussi désireux de travailler sur le C64. Et le troisième problème était que Manfred avait des idées très précises sur la façon dont il voulait que la musique soit.
Chris Huelsbeck, Musicien de Turrican
Manfred avait une forte idée de ce qu'il voulait et un goût musical complètement différent de Chris. Alors un jour Manfred est venu vers Chris et a dit en gros: «Je veux que vous convertissiez ce morceau de musique, ne composez pas le vôtre.» Et Chris a répondu « Oh allez mec, je peux faire quelque chose de mieux ». Et donc, ils ne voyaient pas vraiment les choses du même oeil.
Julian Eggebrecht, co-fondateur de Factor 5
Mélange entre des thèmes épiques, rythmés, fait de beats électro bien puissants, certaines mélodies sont inspirées des compositions de Vince DiCola pour le film Transformers The Movie.
La musique participe à cette sensation d'action frénétique, de liberté dans ces niveaux immenses. Jamais lassante, ou crispante comme certains jeux nous ont habitué.
« Turrican » a eu ce succès et la version Amiga a finalement été grandement modifiée et améliorée par rapport à la version C64. L'un des éléments les plus importants du jeu était la musique de Chris Huelsbeck. Nous avions travaillé avec Chris pour la première fois sur R-Type et avec « Turrican » il avait enfin la possibilité d'exploiter pleinement l'Amiga en termes de son.
Julian Eggebrecht, co-fondateur de Factor 5
Le développement dura au total 13 mois. Le jeu sort en premier sur C64 en 1989 puis l'année suivante c'est au tour de la version Amiga. Une démo jouable (téléchargeable ci-contre) circulera montrant quelques différences avec la version finale comme par exemple ce logo Rainbow Arts où l'on voit des personnages courir pour former le logo de l'éditeur.
Les données du jeu ont de quoi faire tourner la tête : une disquette pleine à rabord (d'ailleurs les versions crackées en font souvent deux), 13 niveaux répartis dans 5 mondes, 20 musiques (dans 400ko soit presque la moitié des datas du jeu), une map gigantesque de 1300 écran de jeu (à titre de comparaison, un jeu comme Shadow of the Beast contient environ 350 écrans de jeu).
Le superbe title screen où l'on voit le personnage lever son arme dans un éclair aveuglant, a été inspirée par une pochette CD d'un groupe de heavy metal américain Manowar.
Bon: passons le scénario. En gros, vous êtes une sorte de robot surarmé et vous allez devoir dézinguer tout ce qui bouge à travers les niveaux labyrinthiques du jeu. Enchainant action pur, jeu de plateforme exigeant, sensation de liberté dans des niveaux labyrinthiques, le jeu a ses qualités mais aussi quelques défauts.
L'aventure commence dans une sorte de désert rocailleux avant de rentrer dans ce qui semble être une base ennemi, que vous devinerez peu à peu être une forteresse. D'abord par les sous-sols infestés d'Aliens dégoulinants dans un monde bio-mécanique glauque rempli d'ossement dans le pur style de H.R Giger. Il faudra progressivement remonter mettant en profit un autre de votre équipement, le jet pack le temps d'une ou deux phases d'action dans un style shoot'em up plutôt très moyen, rappelant fortement la tentative ratée de shoot dans « Shadow Of The Beast ».
Dès les premiers secondes de jeu, des bonus en tout genre parfois cachés vous permettent de changer et d'améliorer votre armement : tir triple, laser, mine: et une sorte d'onde de choc électrique multidirectionnel enclenché avec une pression constante sur le bouton feu. Si son utilisation est dévastatrice elle n'est néanmoins pas dépourvue d'inconvénients : le temps pour la déclencher et le fait que durant son utilisation vous ne pouvez plus bouger puisque vous guidez son rayon devenant ainsi une proie facile aux attaques ennemis. Autre faculté intéressante, on peut également se rouler en une boule, un peu à la Metroid (encore lui), néanmoins cette spécificité révèle vite ses limites, son utilisation en fait plus un gadget, même si on peut déposer quelques mines. On préférera donc utiliser l'onde de choc et la grenade dévastatrice contre les boss au design original bien qu'un peu statique.
Les niveaux sont vastes, labyrinthiques et très variés d'un monde à l'autre en tout cas bien plus que ce qu'on avait l'habitude de voir sur Amiga. Même si l'exploration est intéressante, le temps est compté, ce qui complexifie la tâche déjà bien ardue face à de nombreux ennemis qui heureusement ne sont pas en nombres infinies comme certains jeux, votre progression peut donc être constante, maitrisé. Le level-design pèche parfois un peu sur certains décors fait de briques de pixel qu'on sent parfois un peu empilé à la va-vite.
A sa sortie le jeu a été aussi bien un succès critique que populaire : Megastar Joystick avec 98%, Tilt d'or Canal+ dans la catégorie action, alternant des notes de 80-90% dans les autres magazines, saluant au passage la bande son musicale au top
Au final, ce premier « Turrican » est un très bon défouloir et on passe de bons moments à chercher les nombreux bonus et passages cachés. Si « Turrican » souffre parfois d'un level-design un peu brouillon, de quelques bugs bloquant le personnage dans le décor (essentiellement dans le niveau Alien), le jeu a marqué durablement les possesseurs d'Amiga par ses musiques entêtantes, un scrolling fluide et un gameplay parfait. Evidemment on en redemande et Turrican II viendra combler toutes nos attentes.